Abdullah Ibn Al-Muqaffa' est de souche
persane, c'est pourquoi son oeuvre s'inscrit dans le renouveau
littéraire, car il s'agit là de la pensée politique, empruntée des
perses, notion jusqu'alors nouvelle dans la littérature arabe.
La vie de l'auteur est à cheval entre
deux dynasties, celle des Omeyyades et celle des Abbassides. En outre,
il possède une culture multiple, celle des Perses de par son origine,
celle des Arabes qui est la culture gouvernante et celle des Hindous
et/ou des Suriaques par le truchement des traductions dont Bagdad
était le carrefour, d'ou‘ l'importance de ce prosateur prodigieux.
Tout le monde sait que la littérature
arabe était, avant tout, une littérature de poésie, notamment avant
l'avènement du Coran, lequel constituera le premier et le plus grand
monument de la prose arabe de tout les temps. Le «fait» coranique,
pour reprendre l'expression de Régis Blachère, permettra à la prose
arabe de s'épanouir et de connaître sa destinée fulgurante. Ainsi la
nécessité de comprendre el Coran et la Tradition (hadîth) incitera le
lettrés à cultiver de nombreuses disciplines, à savoir le fiqh (droit
canonique), le tafsîr (exégèse), la philologie... Tout cela enrichira
une prose existante à l'état embryonnaire, hormis, d'une part, la
révélation divine, texte dont l'importance reste, de nos jours,
capitale, à tous les points de vue, et d'autre part, les quelques
écrits dont l'authenticité continue toujours d'animer des débats.
Un caractère
didactique imposant
A l'époque des Omeyyades, un genre de
fonctionnaires, les secrétaires, apparaît et aura un rôle important à
jouer dans la scène politique et dans le cumul littéraire. Le plus
grand de ces kuttâb est «Abdulhamid», maître de «Abdullah» Ibn
Al-Muqaffa' oeuvre que nous étudions est écrite par un kâtib,
secrétaire, c'est pourquoi il est capital de s'interroger sur le
rôle des kuttâb et sur leur impact sur la fonction du calife
dirions-nous aujourd'hui. La prose de l'époque d'Ibn Al-Muqaffa' moins
nouveau et si nous examinons les oeuvres de celui-ci, nous sommes du
premier coup frappés par leur caractère didactique. En effet, toutes
les épîtres d'Ibn al-Muqaffa' s'adressent à des personnes réelles ou
imaginaires pour inculquer une leçon, dicter une conduite, prôner une
discipline. Plusieurs orientalistes ou arabisants furent subjugués par
l'oeuvre de notre écrivain. Retenons par exemple la fameuse traduction
faite par Charles Pellat à la Rsâla fi al-Sahaba, considérée comme le
premier traité de science politique dans le patrimoine écrit des
Arabes, ce que les orientalistes appellent la littérature de l'adab.
Dans cette Risâla Ibn Al-Muqaffa' s'adresse à un calife abbasside et
lui présente des conseils relevant de l'organisation de l'armée, de
l'impôt foncier (Hrâg), de l'obéissance, de la sûrâ...
Il faut mentinner la non moins
attrayante traduction d'André Miquel du livre de «Kalila et Dimna»,
oeuvre d'origine hindoue, qu'Ibn Al-Muqaffa' a «réécrit» en arabe à
partir du persan. Il s'agit de contes d'animaux ou l'on pouvait
dégager des moralités et des maximes. Cette même oeuvre fut également
traduite par René Khawam à qui nous devons la joie traduction des
«Milles et Une Nuits». Notons également le travail de recherche
minutieux entrepris par le tunisien Ben Ghazi à la faculté des lettres
de Paris en 1957 et dans lequel il relate la vie de l'auteur et
explicite les événements qui ont marqué sa vie tout en étudiant ses
oeuvres.
Une pensée politique
bien élaborée
Plus récente et plus étoffé est la thèse
de Hamid Dlimi, professeur à la faculté de droit de Rabat, soutenue à
Paris, il y a une dizaine d'années et dans laquelle il démontre que
les oeuvres d'Ibn Al-Muqaffa' constituent «la genèse de la science
politique en terre d'Islam». Celui-ci dans l'introduction générale de
la thèse, déplore les lacunes sur le plan de la recherche de la pensée
politique musulmane. En effet, il estime que si des penseurs musulmans
ont fait l'objet d'une étude scientifique, de la part surtout des
orientalistes, beaucoup d'autres grand hommes restent à étudier
notamment au niveau de leur pensée politique. «Ibn Al-Muqaffa'»,
poursuit Hamid Dlimi, est l'une de ces figures qui permet de
comprendre l'évolution du monde médiéval». En effet, l'importance des
écrits d'Ibn Al-Muqaffa' prend beaucoup plus l'ampleur si nous
considérons le contexte historique, témoin de plusieurs
rebondissements décisifs qui rythmeront le devenir de l'histoire
arabo-musulmane.
Par ailleurs, parmi les questions
brûlantes qui nous intriguent et qui restent toujours d'actualité,
soulignons le problème du patrimoine arabo-musulman dans sa totalité.
Celle-ci, dont tout le monde évalue la richesse, est d'abord
décortiquée et étudiée par les orientalistes puis présentée au public
arabe et non arabe. C'est el cas du grand penseur arabe Ibn Khaldoun
que les arabes ne découvrirent qu'au XIXème siècle grâce au
orientalistes. C'est le cas aussi du premier dictionnaire arabe, le
fameux Kitâb al-ayn de Al-Khalil bnu Ahmad al-Frâhidî qui fût mis au
point par le célèbre orientaliste anglais Krenko ou encore le cas de
la classification chronologique de la littérature arabe établie par le
grand orientaliste allemand Karl Brokelmann, et la liste est encore
longue...
Il va sans dire que les
sources de nos bibliothèques ne sont pas encore triés et beaucoup de
textes attendent qu'ils soient mis au point. En effet, rien que pour
la seule bibliothèque de la Grande Mosquée de Meknès, fondée à
l'époque des mérinides, il y a quelques quatre cents titres de
manuscrits qui attendant d'âtre consultés. Que dire alors de la
Bibliothèque Al-Qaraouiyine? Et celle de la Grande Mosquée de Taza et
les autres villes du Royaume? Et celles des autres pays arabes? Nous
espérons que dans ce moment crucial que traverse la nation arabe, des
gens de bonne volonté, décideurs politiques ou hommes de science se
penchent avec vigueur pour revaloriser nos trésors qui sombrent dans
des bibliothèques en consultant les manuscrits qui ont beaucoup à nous
dire.
M'hammed
MOUNIR |